Lorsqu’il est question de la loi islamique, en particulier dans un contexte propice à la polémique, elle est habituellement abordé d’un angle moral ou pratique. Ceux qui embrassent ses vertus tiennent un discours de ce genre : Dieu étant notre créateur, nous lui devons obéissance (aka argument moral); et ses injonctions sont celles qui conviennent le mieux à notre nature humaine (aka, observation pratique).
Rares sont les fois où les considérations purement esthétiques de la loi islamique sont invoquées. La raison principale à cela est probablement que la conception post-moderne de la beauté tend à contredire la fitrah, rendant tout argument fondé sur l’esthétique pour traiter de la validité de la loi islamique inefficace, étant donné que la loi islamique et la fitrah s’entremêlent. Si nous considérons toutefois que le “fashion” n’est pas synonyme de style ( le second étant intemporel, tandis que le premier peut être laid), et si nous essayons de nous pencher sur la question sans nous référer à la mode et le climat ambiant comme des balises de guidage, nous pourrions peut-être être capable de comprendre pourquoi Dieu lui même invoque la beauté en proclamant cette injonction à propos de l’habillement :
Ô enfants d’Adam! Nous avons fait descendre sur vous un vêtement pour cacher vos nudités, ainsi que des parures. – Mais le vêtement de la piété voilà qui est meilleur – C’est un des signes (de la puissance) d’Allah. Afin qu’ils se rappellent. (7:26)
Dieu a ainsi déterminé que les vêtements doivent être portés, entre autres, pour des raisons esthétiques : marcher nu dehors ne serait pas seulement un énorme inconvénient, cela rendrait également la vie plus pauvre en couleurs et formes. Nous pouvons étendre ce raisonnement à d’autres normes en Islam. Par exemple, nous savons que le prophète ﷺ nous a enjoint à réciter le Qur’an avec une voix mélodieuse, et il n’est pas rare que des non-musulmans qui ne comprennent pas l’arabe d’être malgré cela amené à l’islam en entendant la récitation du Qur’an. Il ne faut pas oublier que l’esthétique constitue un aspect important de la vie et par conséquent de la loi islamique. Les musulmans ont le devoir de consommer de la nourriture saine pour leur santé. Mais les repas ne sont pas pris simplement pour leur caractère nutritif, ils sont des évènements sociaux récurrents qui sont (ou devraient être) accompagnés de plus que la simple consommation de nourriture. L’imam Al Nawawi avait pour opinion que la conversation durant les repas était une recommandation religieuse. Un musulman est par nécessité un genre d’esthète.
Un des aspects les plus controversés de la loi islamique est la régulation des interactions sociales homme-femme. Selon l’islam, les hommes et les femmes ne sont pas libre par exemple, de se baigner nus ensemble (ce qui est décrit par certains comme un “apartheid du genre”). A notre époque, avec le phénomène #MeToo et le président américain ayant été filmé en train de déclarer qu’il attrapait les femmes par les parties intimes, défendre la posture de l’islam sur le sujet est plus facile que jamais, mais comment traitons nous la question d’un point de vue esthétique ? Est-ce seulement possible ?
La société qui peut être plus que n’importe quelle autre dans l’Histoire, s’est organisée autour de principes et considérations esthétiques, fondée sur l’idée que tout, du banal au cérémonial peut et doit être élevé au rang d’art raffiné, est le Japon du 10e et 11 siècle. Ce fut l’époque de Heian dans l’Histoire traditionnelle du Japon, une période qui entre autres, nous a donné la première nouvelle du monde : “le Dit du Genji“. La littérature sophistiquée était la norme pour les gens en ce temps (ce n’était pas juste une question de bien écrire, il fallait BIEN écrire, ceci en accord avec les règles de la calligraphie). Tout les mouvements devaient êtres effectués avec style, chaque conversation devait être fine et saupoudrée d’allusions littéraires, même la politique devait être teintée d’élégance :
L’ “esthétisme rampant” de la période, étendu jusqu’aux activités quotidiennes du gouvernement, au sein duquel on attendait des officiels qu’ils effectuent des danses d’un certain style comme part de leur devoir, et dans lequel (comme nous le savons d’après une chronique du treizième siècle) l’intendant de la police impériale était choisis autant pour sa bonne mine que pour ses liens familiaux.[1]
Dans une telle société, où la beauté et le goût artistique étaient placés au dessus de tout et où rien n’était laissé au hasard, où tout était organisé autour de l’idée que l’aspect esthétique devait prévaloir – comment étaient vues les interactions sociales homme-femme ?
La femme de la ville d’Heian Kyô participait aussi peu aux activités extérieures que sa semblable du monde musulman; et durant les rares occasions où elle quittait sa demeure les murs de son char à bœufs la protégeaient, plus encore que l’aurait pu tout autre yashmak, des regards étrangers. […] Elle était habituellement cachée derrière un écran dont la fonction pour la femme Heian était analogue à celui du pardah islamique.
Bien qu’elle puisse suggérer ses goûts vestimentaires en laissant ses manches dépasser à l’extérieur du rideau, elle ne se montrait généralement à aucun homme à l’exception de son mari et de son père. La “Dame amoureuse des insectes” ne permettra même pas à ses parents de la voir face à face : “Les fantômes et les femmes”, expliquait-elle à ses parents à travers une petite ouverture dans son voile, “devraient rester invisibles”. Cela n’est même pas présenté comme un exemple de l’excentricité de cette dame, car l’auteur commente cette parole en la qualifiant de “remarque raisonnable”.[1]
Il faut toutefois noter que la femme citée va au-delà de ce qui était habituel à son époque (et aussi au-delà des réglementations de l’islam – nous ne défendons pas l’idée que les femmes soient complètement dissimulées). Elle ne laissait même pas ses parents la voir. Ce n’est ni la pudeur, ni le zèle religieux qui la motive, car il n’y a pas d’objection moral à voir librement ses parents (bien au contraire). C’est plutôt une certaine idée du style et de goût qui guident ici son comportement. Quelqu’un vivant dans notre environnement culturel contemporain comprendrait très difficilement une telle mentalité, mais il n’est pas impossible de faire un lien entre les deux attitudes, car il existe des traces d’une mentalité similaire à notre époque : la vie recluse aristocrate en est un exemple, les vitres teintées des limousines illustrant ce point. La personne cachée dans sa limousine n’est pas victime d’une oppression sociale, il y a au contraire un certain prestige associé au fait de ne pas être visible dans ce contexte précis. Au sein des communautés musulmanes, le voile fut traditionnellement un marqueur de statut, et ce fut également le cas durant la période Heian. De ce fait, relier le niqab à la misogynie est, si pas pire, une mauvaise blague.
Toutefois, la question subsiste : Pourquoi le fait de se couvrir serait un trait esthétique supérieur ? Laissez-moi vous partager cet aphorisme, une courtoisie d’Horace Engdahl (membre de l’académie suédoise) :
Les cultures où la libre socialisation entre les sexes est empêchée par des règles strictes et des punitions draconiennes sont aussi les cultures les plus érotisées, ayant eu les conquêtes les plus rapides, et au regards les plus perçant.[2]
Notre époque est l’antithèse de la période Heian, où le vulgaire et le facilement accessible est préféré à ce qui demande de l’effort; ce dernier étant même jugé suspicieux. Un exemple frappant que la facilité d’accès est promue au détriment de ce qui est difficile à atteindre est le mise au ban toujours plus grandissant des vêtements des femmes musulmanes qui ne révèlent pas les formes. Et ceci à une époque où n’importe qui ayant un téléphone portable n’est qu’à une recherche Google d’une femme nue.
Mais pourquoi ne pas profiter librement de voir des femmes nues, vision esthétiquement plaisante ? Le problème de la nudité généralisée est qu’elle conduit à une dévaluation de la beauté de la femme, banalisant davantage en retour la nudité des femmes. Le critique et écrivain nouvelliste distingué Malte Persson a introduit le terme de “post-érotisme” pour décrire la manière dont la littérature suédoise contemporaine dépeint la vie sexuelle en une chose triste et inintéressante. C’est le résultat prévisible d’avoir fait perdre à l’acte sexuel toute mystique. Le phénomène tragique de la “pornographie causant des dysfonctionnement érectiles” parle de lui-même. Les jeunes hommes ayant un accès illimité à la pornographie sur internet finissent par être incapable de s’engager dans un rapport réel, ceci étant dû au fait que la surexposition au corps de la femme l’a (excusez l’expression) dévêtue de son charme et son attractivité. C’est une chose que la période Heian Japonaise semble avoir pris en considération. Ils savaient que la valeur d’une chose facilement et publiquement accessible tend à décroître, et c’est pourquoi les hommes dans la rue se voyaient refuser le droit de voir le corps des femmes. En d’autres mots, les femmes de la période Heian savaient comment se mettre en valeur. Le problème de notre société aujourd’hui est que la femme n’a même plus ce droit, celles qui refusent à l’étranger le droit de voir leur corps sont condamnées, certains souhaitant même mettre ces femmes sous la tutelle de l’homme libéral. Ceux qui au sein de notre société préfèrent ce qui représente un challenge à ce qui est facilement consommable sont vus d’un air sceptique: Ne veulent-ils pas être comme tout le monde dans la société ? Pourquoi Sont-ils si difficiles ?
Nous vivons une époque où les humeurs et les modes ne sont pas seulement des balises de guidage – Ils sont la morale elle-même.
Travaux cités:
- Morris, Ivan, and Barbara Ruch. The World of the Shining Prince: Court Life in Ancient Japan. Vintage, 2013.
- Engdahl, Horace, and Elena Balzamo. Le Dernier Porc. Serge Safran éditeur, 2018.
About the author: Hamdija Begovic is a guest contributor. He is a Bosnian-Swedish novelist and academic and he currently teaches sociology at the University of Örebro. His interests include the sociology of knowledge, the ontology of modernity, and “Muslim critical theory.”